Chapitre 10

Tradition et transmission

Le concept de tradition est fondamentalement lié à la transmission de connaissances et d’innovations à travers les générations. Bien loin d’être figée, celle-ci se perpétue grâce à de nouvelles contributions, comme observé dans l’art de la calligraphie qui allie continuellement la tradition à la modernité.

Cette pratique illustre également l’éthique de la calligraphie, nommée adâb al-khatt, qui lie l’expression artistique à la spiritualité, mettant en évidence la géométrie spirituelle qui réside dans la pratique de former et de relier des lettres et des mots. L’apprentissage de cet art se fait principalement par la relation étroite entre le maître et le disciple, rappelant le rôle essentiel de l’écoute, de l’observation et de l’acquisition d’un savoir qui donne sens. C’est la récompense du maître qui transmet la connaissance.

L’apprentissage aboutit à l’obtention de l’ijâza, un diplôme qui témoigne de la maîtrise de l’art par l’élève. Ce passage symbolique est accompagné de la réalisation d’une œuvre spécifique, confirmant la capacité de l’élève à créer ses propres pièces. L’ijâza unit spirituellement le maître et l’élève, soulignant l’importance de la lignée dans la transmission de cet art. Cette relation symbolique rappelle la perpétuelle évolution de la tradition, soulignant son rôle crucial en tant qu’héritage culturel et spirituel remontant à des figures emblématiques du passé, tout en se projetant vers l’avenir.

1. A l’origine de la tradition

De prime abord, la notion de tradition indique l’opposé de la nouveauté. Pourtant, l’étymologie du mot atteste de son origine latine “traditio” dont dérive le verbe “tradere” (« trans-dare ») qui signifie faire passer à un autre, livrer, remettre. En ce sens, la tradition désigne une succession d’innovations qui se sont déposées, strates après strates.

Arbre généalogique d’Adam jusqu’aux sultans ottomans
Modes : Naskhî et Thuluth
Rouleau de papier, 450 x 26 cm
Fondation ADLANIA, Manuscrits, MAN-608

2. Éthique de la calligraphie 

2.1 Adâb al-Khatt

« L’Adâb » correspond à une conduite qui met en lien le monde matériel au spirituel, l’horizontalité à la verticalité. Il implique une attitude intérieure et extérieure doublée d’une culture générale forgée sur les valeurs universelles et les belles-lettres.

 « Al-Khatt » signifiant le trait, exprime, quant à lui, la notion d’art de la ligne. Il résulte de l’acte de la main qui part du point pour tracer une ligne constituant le corps de la lettre. La lettre isolée n’est qu’un « son » incompréhensible. C’est en liant les lettres l’une à l’autre que nous donnons du sens à un mot.

2.2 Transmission de la tradition

Une tradition qui resterait telle qu’elle a été reçue deviendrait simple conservation et pourrait même disparaître si elle n’est pas revivifiée. Elle devient « tradition vivante » lorsque le dépôt reçu se ressource par de nouveaux apports. Elle est ainsi fondamentalement liée à la transmission de connaissances à travers les générations et se perpétue grâce aux nouvelles contributions, comme en témoigne l’art de la calligraphie. Cette pratique illustre l’éthique de la calligraphie, nommée « adâb al-khatt », qui lie l’expression artistique à la spiritualité, mettant en évidence la « géométrie spirituelle » qui réside dans l’action  de former et de relier des lettres et des mots. L’apprentissage de cet art se fait principalement par la relation étroite entre le maître et le disciple, rappelant le rôle essentiel de l’écoute, de l’observation et de l’acquisition d’un savoir qui donne sens. C’est la récompense du maître qui transmet la connaissance.

Cette passation du savoir est assurée par des enseignants appelés « cheikh » ou « mouaddib » qui instruisent et éduquent selon des normes héritées de la tradition. En calligraphie, la transmission nécessite une réciprocité active dans la relation entre le disciple et le maître. L’élève apprend non seulement par les paroles, mais aussi en observant scrupuleusement les gestes, les postures et les actions du maître. Ce dernier adapte son enseignement en fonction des progrès de son élève dont il perçoit les capacités et les dons. « A cette tension faite d’exigence et de rigueur, s’ajoute le rôle de l’énergie et de l’émotion qui contribuent à parfaire la compréhension et l’interprétation » précise le calligraphe Ghani Alany.

De ce fait, une certaine similitude peut s’observer entre l’action du calligraphe et le travail du musicien, qui doit connaître le solfège et la partition pour offrir son interprétation, comme le fait remarquer le musicologue Jean During dans son ouvrage Musique et extase, l’audition mystique dans la tradition soufie : « sous les courbes de la calligraphie se devine la trame, tout comme sous les mélodies dites « libres » (âzâd) on perçoit un rythme, un flux, une respiration. Le chanteur respire au rythme du vers, comme le calligraphe retient et relâche son souffle au rythme du trait. Le calame lui-même n’est pas sans analogie avec la pointe de l’ongle ou le plectre frappant les cordes des luths sitâr ou le târ. ».

2.3 Le cheminement vers l’ijâza

L’apprentissage aboutit à l’obtention de l’ijâza, un diplôme qui témoigne de la maîtrise de l’art par l’élève. Ce terme signifie « passage », « autorisation ». Cette admission symbolique est accompagnée de la réalisation d’une œuvre spécifique, confirmant la capacité de l’élève à créer ses propres pièces. L’ijâza unit spirituellement le maître et l’élève, soulignant l’importance de la lignée dans la transmission de cet art. Dans la pratique, le disciple réalise une œuvre se composant ainsi : Après la « Basmallâh (Au nom de Dieu), il calligraphie un texte dans une écriture de son choix suivi d’un autre en thuluth puis il terminera par un hadith (Dire du prophète Muhammad), calligraphié le plus souvent en naskhi. L’approbation du maître complète ce diplôme qui mentionne que l’élève a atteint le degré qui lui permet de signer ses propres œuvres. Ainsi, l’élève qui devient mujâz participe d’une chaîne comme nouveau maillon.

Cette relation rappelle la perpétuelle évolution de la tradition, soulignant son rôle crucial en tant qu’héritage culturel et spirituel remontant à des figures emblématiques du passé, tout en se projetant vers l’avenir et ce, depuis Hassan al-Basrî (642-728), élève de Alî ibn Abî Talib (vers 600- 661) et qui se poursuit jusqu’à nos jours par une constante évolution.